Toutes les langues du monde sont soumises à la nécessité de pouvoir créer -à la demande- une très grande quantité de mots différents, chacun évoquant un sens particulier. Elles doivent donc obéir à une obligation impérative : répondre aux besoins, sans cesse grandissant, de la communication tout en s’assurant que les mots fabriqués ne soient jamais confondus. Sauf pour quelques homophones, accidents malencontreux dans l’histoire d’une langue, c’est à cette nécessité de distinction des mots que répond la deuxième articulation du langage. Elle assure à la nomination du monde une capacité de production quasi illimitée tout en évitant tout risque de confusion. Trente-quatre phonèmes en français, Quarante-quatre en anglais, vingt-six en espagnol et vingt-sept en arabe permettent de produire avec une égale efficacité plusieurs centaines de milliers de mots distincts les uns des autres. C’est pour cela que les phonèmes, quel que soient leurs modes d’articulation, s’appellent des unités distinctives.
Une immense quantité de mots sont donc à la disposition des locuteurs de chacune des langues du monde pour qu’elles puissent, nommer tous les éléments qui leur semblent utiles d’évoquer. L a première articulation du langage permet donc d’associer de façon arbitraire un signifiant (combinaison de phonèmes ou de graphèmes) avec un signifié (le sens que porte cette combinaison). Ce sont ces unités significatives, ou « monèmes », qui constituent le lexique des langues.
Mais les langues ne se contentent pas de décrire le monde, élément par élément ; elles ont toutes l’ambition de permettre de le commenter ; c’est-à-dire de permettre à chacun de transmettre ce qu’il pense de tel objet, de tel personnage ou de tel concept. A cet effet, toutes les langues se sont dotées d’un système syntaxique qui permet de donner à chaque mot-acteur un rôle dans la mise en scène d’une phrase. Ainsi, « Le loup dévore la chèvre » n’est pas « la chèvre dévore le loup » (positions respectives du sujet et de l’objet). D’autres langues parviendront aussi efficacement à distribuer ces rôles en utilisant d’autres modes d’indication. Quelques dizaines de milliers de mots permettent ainsi de construire une infinité de phrases et de textes, des plus convenus aux plus incongrues. La syntaxe rend le pouvoir de création des hommes quasiment infini. Elle permet de séparer définitivement le monde perçu du monde dit.
Il existe un écart irréductible entre la communication animale et le langage humain. Quel que soit le dressage auquel on les soumettra, quel que soit le code qu’on leur inculquera, les animaux se contenteront de communiquer. le reflet le plus fidèle et le plus immédiat de la réalité qu’ils perçoivent La communication animale, dont il n’est aucunement question de nier l’existence, se limite à transmettre ce qui est vu, entendu, senti ou désiré. Les abeilles, comme les grands singes, n’ont ni l’ambition ni les moyens d’évoquer un monde dont leurs sens n’attestent pas, immédiatement et directement, l’existence. En d’autres termes, ce que l’on appelle improprement « langage animal » est un instrument qui peut certes désigner, indiquer, avertir ou exiger, mais qui en aucun cas n’a ce pouvoir propre à l’humainde « créer un monde ». Le fait qu’un singe soit effectivement capable de mémoriser plusieurs centaines de signes de nature idéographique ou gestuelle, le fait qu’il soit capable d’en combiner certains, n’est qu’une performance de dressage et de conditionnement.
Précisons en outre que la différence entre la langue des hommes et les modes de communication animale » ne saurait être réduite à un « déficit phonatoire » qui empêcherait l’animal de réaliser toutes nos magnifiques prouesses articulatoires. La vraie question se pose à propos de ce qu’il ambitionne de faire des bruits ou des gestes qu’il produit ; en d’autres termes quelle est la hauteur des enjeux qu’il est capable d’assigner à son instrument de communication ? C’est sur ce point que l’écart avec l’être humain s’avère irréductible et essentiel. Le langage humain est un instrument de création, ce qui le distingue définitivement de la communication animale. Il élève les hommes au-dessus du statut de créatures pour en faire des créateurs.
Aucune de ces deux hypothèses ne rend compte de la complexité et des ambitions du verbe. Je ne crois pas que le verbe soit « tombé sur les épaules des hommes », comme une révélation, dans le seul but de leur délivrer une liste de règles conformes à la volonté de Dieu. De même, je me refuse à réduire cette formidable conquête humaine à la seule évolution des capacités neuronales de notre espèce. Le langage a commencé à l’aube de la bataille engagée par l’espèce humaine pour dépasser les contraintes de l’espace et du temps : être ici et dire l’ailleurs, être maintenant et dire demain, hier ou… peut-être. C’est, selon moi, la volonté de relier entre elles les intelligences singulières des hommes qui est à l’origine du « projet langage ». Afin que, réunies et exaltées par un langage commun, ces intelligences singulières puissent s’engager à défaire, nœud après nœud, l’entremêlement des mystères du monde. Le langage porte ainsi dans sa genèse la magnifique ambition de l’homme de faire passer sa pensée dans l’intelligence d’un autre homme au plus juste de ses intentions mais aussi de pouvoir recevoir la pensée d’un autre avec autant de bienveillance que de vigilance. En bref, être capable de penser ensemble.
La construction du verbe commença le jour où les hommes décidèrent collectivement d’imposer ensemble leur pensée au monde ; le jour où, ne se contentant plus de contempler passivement la nature, ils se donnèrent l’ambition de l’interpréter, de la transformer. Et c’est bien au nom de cette « élévation spirituelle et intellectuelle » que le verbe fut…. construit. En d’autre termes, le mythe de la tour de Babel, ne doit surtout pas être interprété comme la dénonciation de l’orgueil démesuré de l’Homme défiant Dieu, mais comme le symbole d’un formidable espoir d’émancipation et d’accomplissement : celui de construire par le verbe partagé une intelligence collective sans cesse renouvelée. Une intelligence collective n’acceptant aucun mystère comme impénétrable.
A cette question, le linguiste ne peut tenter de répondre qu’en s’appuyant sur les universaux du langage, c’est-à-dire les principes sur lesquels fonctionnent toutes les langues du monde. C’est en étudiant le noyau commun à tous les idiomes que l’on peut tenter d’imaginer avec humilité les étapes de la genèse du langage.
Au début du langage, et avant qu’Awè, en murmurant le bruit désignant un « arbre », ait prononcé son nom originel, les premiers hommes avaient sans doute créé leurs premiers signaux afin d’échanger des informations dont leur survie individuelle et collective dépendait. Il s’agissait de lancer des avertissements, pas encore de nommer des objets ou des êtres vivants ; et il était encore loin le temps où ils échangeraient des propos sur l’organisation du monde. Alerte d’un danger imminent, annonce concernant la nourriture, manifestation de colère…, tels furent sans doute les contenus des premiers signaux échangés entre les premiers communicants. Nos grands ancêtres ont donc commencé par créer des signaux spécifiques pour s’envoyer quelques informations de première nécessité. Ils communiquaient dans l’urgence, pour survivre.
Le nombre de ces messages devait être faible et leurs contenus liés à des événements proches dans le temps et proches dans l’espace. On peut imaginer sans grand risque que nos grands ancêtres répondirent à ce court paradigme d’intentions élémentaires de communication en créant, pour manifester chacune d’elle, un cri spécifique non décomposable. Portant des « avertissement » (« avis à la population… ! ») plus que des « propos », les premiers signifiants étaient donc vraisemblablement monolithiques et non articulés ; c'est-à-dire qu’aucune composante n’était réutilisable dans une autre combinaison. Ainsi, le cri qui annonçait l’arrivée de l’ennemi du sud était totalement différent de l’information signalant l’arrivée de l’ennemi du nord. Avec un système de ce type, à mesure que les expériences à transmettre devinrent plus nombreuses, il fut vite impossible de multiplier les cris différents pour y subvenir : impossible en effet, au-delà d’un certain nombre, de les mémoriser, de les émettre et de les distinguer.
Ainsi s’ouvrit la voie de la nomination, ouvrant le temps du langage articulé. Il faut bien comprendre que le monde ne s’est pas révélé aux hommes dans un état de pré-découpage sur lequel ils n’auraient eu qu’à coller de petites étiquettes de plus en plus nombreuses pour en identifier des éléments du monde de plus en plus nombreux. Nommer le monde, exigea que l’Homme choisît de mettre en mot ce qui lui servirait à mieux agir sur le monde. La première articulation du langage vit alors le jour. Furent ainsi dépassés les finalités d’avertissement et d’alerte pour appeler l’attention d’un autre sur certains sujets (l’arbre), certains phénomènes (l’orage) ou certains êtres (mon enfant) en excluant tous les autres de la sphère d’intérêt commun.
Pour nommer le monde, les hommes furent rapidement soumis à la nécessité de créer une très grande quantité de signifiants différents. Chacun portant un sens singulier, il devait se distinguer de tous les autres. Ils inventèrent donc la deuxième articulation du langage : à partir d’un nombre limité de sons distinctifs (34 phonèmes en français), ils purent, en les combinant chaque fois de façons différentes, construire un nombre quasi illimité de mots. La deuxième articulation du langage assura ainsi à la nomination une capacité de production quasi infinie tout en évitant le risque de la confusion.
L’Homo Sapiens en vint alors à ne plus se limiter à désigner par des mots ce qu’il avait sous les yeux mais à pouvoir évoquer des personnages ou des objets en leur absence. On passa ainsi de la désignation à l’évocation ; invitant ainsi l’auditeur, non pas à porter son regard sur un élément privilégié du monde mais à en construire lui-même sa propre représentation. L’étendue des représentations possibles d’un même mot devint de plus en plus large, laissant la possibilité de malentendus de plus en plus fréquents : de quel arbre parlait donc Awè ? Du grand feuillu ou du petit sec ? De quel animal était-il question, celui à corne ou celui à bosse ? La volonté d’être compris au plus juste de leurs intentions, alors même que leurs mots évoquaient des réalités absentes au moment de la parole, amena ainsi les locuteurs à fournir à leurs auditeurs des précisions qui contrôlaient et guidaient la représentation de mots devenus de plus en plus abstraits. Ce fut ainsi que l’homme parvint au premier stade de la grammaire : la détermination.
L’opération de détermination permit donc d’évoquer des êtres et des objets en donnant des précisions sur leur forme, leur couleur, leur appartenance… Mais elle ne permettait pas de les mettre en scène et d’émettre à leur propos un commentaire. Capable de nommer tout ce qui lui semblait utile d’être nommé, notre Homo sapiens devait laisser aux accointances et à la complicité des membres de sa communauté restreinte, la charge d’indiquer ce qu’il voulait dire de tel personnage ou de tel objet. Mais ce qui pouvait fonctionner en situation de très grande connivence (l’autre étant quasiment un autre moi-même), devint insuffisant et insatisfaisant dès lors que voulurent s’exprimer des pensées singulières voire inattendues. Si les opérations de nomination et de détermination avait permis d’indiquer de quels éléments du monde on voulait parler, il fallut inventer une autre opération d’une puissance infiniment plus grande : l’opération de prédication. C’est elle qui permit de tenir explicitement un propos particulier sur le sujet nommé.
C’est bien l’opération de prédication qui a donné à la langue humaine sa véritable dimension : n’être pas simplement le reflet fidèle des éléments du monde mais pouvoir tenir à propos de ces éléments un commentaire intelligent (enfin…, parfois intelligent). On voulut faire savoir si un animal dormait ou courait ; si l’oiseau volait ou était posé ; si les ennemis s’enfuyaient ou arrivaient. L’opération de prédication imposa au cœur même de la langue son « moteur grammatical » : le verbe. C’est le verbe qui permit d’associer à un être une action précise et à un objet des propriétés qui le définissaient. C’est grâce au verbe, conceptualisant le processus, que le langage se fit « metteur en scène » ; donnant à tel être le rôle d’agent, ou de destinataire, à tel objet celui de patient. Il fallut enfin que cette représentation fût actualisée et l’on dut inventer les moyens de planter le décor. Le lieu, le temps et la manière furent sans doute les premières circonstances que la langue en gestation évoqua. Détachant définitivement le « dit » du « perçu » et plus tard l’écriture de l’image.
La théorie de l’innéisme suppose que les structures du langage seraient présentes dès la naissance du petit enfant, prêtes à éclore dans l’eau tiède d’un bain linguistique. Cette théorie me semble minorer l’effort et le désir d’apprendre, tout comme elle me paraît effacer l’importance de la médiation nécessaire pour accompagner et guider cet apprentissage. Tous les tenants de cette théorie sont irrésistiblement attirés par l’idée - si commode - selon laquelle l’esprit humain serait fait pour le langage et non pas fait par le langage. Ainsi l’apprentissage du langage ne serait qu’affaire d’entraînement, et non pas de réflexion et d’analyse, puisque l’essentiel des structures profondes serait donné par avance au petit enfant et activées au fur et à mesure de son développement.
À la voie quasi mystique de l’innéisme, j’oppose, pour ma part, mon émerveillement devant l’intelligence des petits « découvreurs » que sont tous les enfants. Leur étonnante puissance d’analyse, leur capacité surprenante de d’identifier et d’appliquer les règles s’expliquent par leur volonté d’accroître leur pouvoir sur les autres et sur le monde. Un enfant n’apprend pas le langage en grandissant ; il apprend le langage pour grandir.
À ces petits enfants, des médiateurs bienveillants et exigeants auront à dévoiler les défis et les promesses du langage, tout autant qu’ils doivent leur fournir un corpus de qualité dont ils repéreront la régularité des règles et des mécanismes. C’est pourquoi un petit enfant est très tôt en quête des régularités et des récurrences qui lui indiquent les conventions dont il fera ses armes de parole. Ainsi, lorsqu’il dit pour la première fois : « ils alleront » ou « j’ai tombé », alors même que -on peut l’espérer- aucun adulte ne lui a proposé ces formes, il fait la preuve éclatante de ses capacités d’analyse linguistique. Il a donc droit, d’abord, à des félicitations pour avoir découvert la régularité du système, même si, bien sûr, il conviendra aussi de l’amener à en accepter les irrégularités. Il ne se contente pas de reproduire mot après mot la parole de l’adulte. Il est, en réalité, un « linguiste en herbe » ; son travail est de la même nature que celui qui fut le mien quand, sur des terres lointaines, je tentais laborieusement de mettre au jour les structures de langues inconnues.
Pendant ses trois ou quatre premières années, le petit enfant se révèle un formidable linguiste en herbe. Créateur bien plus qu’imitateur, découvreur plutôt que suiveur, un enfant « construit » progressivement une langue dont il reconnaît les régularités de fonctionnement et comprend les défis qu’elle permet de relever. S’il se contentait de reproduire mot après mot la parole de l’adulte, une vie entière ne suffirait pas pour maîtriser cet outil.
Il reprend à son compte et à son échelle le projet des premiers hommes d’imposer par le verbe leur pensée au monde. Il met ses pas dans ceux de ses ancêtres, avec la même ambition de nommer le monde, de tenir sur lui des propos et de les partager aussi précisément que possible. Ce sont les mêmes impasses dont il s’échappe, les mêmes ambitions qui le portent. En somme, un enfant conquiert le langage en reproduisant, en quelques années, le long parcours des premiers hommes constructeurs du langage.
Un enfant avancera avec d’autant plus d’envie et de courage dans la conquête du langage, qu’il en aura compris le défi ultime : « dire à quelqu’un qu’il ne connaît pas ce que ce dernier ne sait pas encore » . C’est bien la promesse de l’augmentation de son pouvoir intellectuel qui légitime les efforts qu’il consent pour analyser et maîtriser le langage. Chaque mécanisme maîtrisé, chaque règle appliquée n’est pas un acte de soumission et de docilité ; c’est une conquête, c’est une avancée explicite sur la voie de la précision et de la force de sa parole.
Ce qui nous distingue des grands singes bonobos, c’est notre conscience d’être et, en même temps, notre certitude de devoir un jour n’être plus. C’est cet écartèlement si douloureux qui est le propre de l’homme et qui l’a conduit à inventer l’écrit, avec ses deux fonctions, « fraternellement liées », que sont l’écriture et la lecture. Lire, c’est répondre fraternellement à l’appel désespéré de l’écriture. Ecrire c’est cultiver l’espoir désespéré que soit recueillie par un autre, loin de soi, dans l’espace et encore plus dans le temps, une trace de sa propre intelligence (« au bon soin d’un inconnu avec ma reconnaissance éternelle »).
C’est donc bien l’espoir de créer une possible continuité spirituelle qui a suscité la création de l’écriture et pas seulement le trivial comptage du bétail. Cette création a certes été tardive, il y a quelques milliers d’années seulement, mais elle a été essentielle. Si cet appel à l’écriture a résonné si tard dans l’histoire de l’humanité, alors que la construction du langage était depuis longtemps engagée, c’est sans doute parce qu’il a fallu du temps pour que le besoin de continuité spirituelle se manifestât au sein d’une intelligence collective osant enfin regarder la mort en face.
Par le génie de l’écriture, un homme confie ainsi à un autre, qu’il ne connaît pas, une trace de sa propre intelligence, espérant que cette trace sera reçue y compris quand lui-même ne sera plus. La lecture et l’écriture, apprises avec soin, reçues avec émerveillement et pratiquées avec bonheur, inviteront nos enfants à laisser d’eux-mêmes une trace pacifique, sans cesse renouvelée, sans cesse réaffirmée. Une trace qui, mieux que toute autre, saura apaiser leurs terreurs nocturnes.
Du dessin à l’idéogramme, de l’idéogramme au codage des syllabes, de la syllabe au principe alphabétique, l’écriture se dota au fil du temps des moyens les plus efficaces pour vaincre le temps et l’espace. Le dessin fut « évidemment » la première façon de laisser une trace. Pouvait-on parler alors de communication ? Sans doute pas ! Les représentations d’animaux, les scènes de chasse n’avaient pas l’ambition de « passer » un message particulier à quiconque. On représentait une scène avec l’espoir que la ressemblance entre le dessin et la réalité fût suffisante pour être reconnue. L’important était certes de laisser trace d’un évènement méritant d’être conservé dans la mémoire collective mais il s’agissait déjà de laisser une trace de soi-même : « Je suis celui qui a tracé ». Chaque dessin valait pour lui-même ; aucun des éléments qui le composaient n’avait vocation à être réutilisé dans une autre production picturale. Nous étions donc au temps de l’expression bien plutôt qu’à celui de la communication. Une trace aussi fidèle que possible de ce que les yeux voyaient, mais pas encore l’écriture.
L’idéogramme est un temps important de l’histoire de l’écriture car il stabilise les unités significatives. Chaque signe idéographique figurait un seul élément du monde et non plus une expérience globale que l’on tentait jusque-là de dessiner dans sa complexité. Les idéogrammes furent donc, en leurs débuts, en lien étroit avec ce que l’œil « percevait » des objets ou des êtres vivants ; mais progressivement leurs représentations respectives s’éloignèrent de la réalité. Ainsi, la représentation des actions fut une étape décisive dans la construction des systèmes idéographiques car il fallut inventer un signe qui évoquât l’action en la détachant de son agent, ce que, bien sûr, la réalité ne nous permet jamais de concevoir. Et progressivement, les souvenirs de la motivation des idéogrammes s’effacèrent progressivement pour laisser place à des signes de plus en plus arbitraires au point que, n’étant plus reconnaissables, ils durent être appris un par un. Ce qu’il est important de souligner c’est que les idéogrammes, même devenus arbitraires, n’entretenaient aucun rapport avec la composition phonique des mots oraux. En bref, un code idéographique est un code à une seule articulation contrairement à un code alphabétique qui est, lui, doublement articulé (lettres et mots).
Le coût de production et de mémorisation très élevé des codes idéographiques poussèrent donc l’écriture dans les bras infiniment plus accueillant du principe alphabétique. Toutes les écritures, où qu’elles aient été créés, ont donc progressivement évoluée vers un modèle alphabétique. Cela signifie, qu’au lieu de coder chaque signifié en créant un signifiant indécomposable, on décida de coder chaque sons de la langue orale par une lettre et de combiner ces lettres pour reproduire graphiquement la composition phonique des mots oraux.
En matière d’apprentissage le gain fut considérable : au lieu d’avoir à mémoriser la forme de dizaines de milliers de mots il suffit alors de se mettre en tête les dessins respectifs de quelques dizaines de lettres et d’apprendre leurs correspondances avec les sons qui leur étaient liés. Rompant avec les approximations du dessin, dépassant les contraintes de mémorisation des idéogrammes, le principe alphabétique assura à l’écriture la même puissance créatrice et la même stabilité que le langage oral, tout en en corrigeant le caractère éphémère.
En France, l’école est le dernier « fort retranché » de l’écriture cursive. Les systèmes scolaires des autres pays ont depuis longtemps rendu les armes au numérique et à l’écran. Doit-on s’inquiéter de la disparition de l’écriture manuelle ? cinq repères pour articuler notre réflexion.
Lorsque l’on hésite sur l’orthographe d’un mot. Ce n’est pas à un clavier que l’on s’en va confier le soin de réveiller notre mémoire. C’est bien sur une feuille de papier que notre main tracera plusieurs compositions orthographiques différentes afin de pouvoir examiner soigneusement chacune d’entre elles et choisir celle qui « allumera » dans notre mémoire le souvenir familier d’une forme orthographique que cette même main a un jour gravée.
Pendant que nous écrivons résonnent dans un ordre précis les sons qu’active chaque lettre qui compose le mot. Cette conscience graphophonologique assurée par l’écriture manuelle facilite considérablement l'apprentissage de la lecture en révélant la précision des mécanismes qui associent l’oral à l’écrit. En d'autres termes, l'écriture manuelle dévoile la composition des mots et contribue à assurer leur identification précise. Et ce n’est pas la moindre de ses vertus !
Chacun écrit comme nul autre n’écrit. Pas plus mal ; pas mieux ! Simplement d’une façon qui lui est propre. Chacun d’entre nous a donc une manière d’écrire particulière ; et pourtant nous parvenons à nous lire les uns les autres dans la majorité des cas. Et si nous pouvons lire les mots écris par un autre, c’est parce qu’en traçant ses lettres, il a pris soin de nous. Sa main a certes eu droit à des variations et à des fantaisies graphiques mais elle est soigneusement restée dans les limites au-delà desquelles elle risquait de nous conduire à la confusion. Ecrire à la main met ainsi la figure de notre lecteur au centre même de notre acte d’écriture. La conscience d’un destinataire connu ou inconnu envers qui l’on a des devoirs est infiniment moins présente dans la frappe d’un texte banalisé par la machine.
Ecrire une déclaration d’amour sous la forme d’un texto, utiliser le même support pour signifier à votre ami le plus cher combien la mort de sa maman vous a peiné, est devenu chose commune ; et on ne se rend plus compte à quel point le vecteur numérique avilit notre intention, combien il affaiblit notre implication. En effet, exprimer à quelqu’un que nous avons pour elle (ou lui) des sentiments très forts sans prendre la peine de tracer nous-mêmes nos mots, de notre écriture maladroite ou élégante mais de notre propre écriture est comme une sorte « d’abaissement ». Certaines situations font de la frappe « machinale » une faute de goût et parfois même une offense.
Enfin, ce n’est pas tant le danger que font courir à l’orthographe SMS et autres TWEETS qui doit le plus nous inquiéter ; c’est plutôt l’affaissement que ces « écrits rétrécis » imposent aux ambitions de notre pensée qui doit nous questionner. Voués à la réaction immédiate, à l’entre soi, au raccourcis superficiel, ils n’offrent pas la moindre chance à l’explication, à l’analyse et à la narration. Ils invitent à la banalité, au conformisme, à l’éphémère. Renoncer à une écriture manuelle, certes plus laborieuse, mais infiniment plus profonde, c’est renoncer à porter vers un autre la complexité de notre pensée ; c’est ne s’exprimer que sous la pression des « circonstances immédiates » et promettre ainsi à son écrit la certitude d’une précoce disparition.
Si l’on veut que le plaisir de lire rime avec la précision d’identification d’un mot, il faut se garder d’imposer à un jeune lecteur des illustrations sous le mauvais prétexte que celles-ci l’aideront à activer sa « fonction imageante », c’est à dire sa capacité de dessiner sa propre image mentale à partir des mots d’un autre . Alors que les mots sollicitent, aiguisent et… guident son imagination, les images, elles, l’entravent ; c’est pourquoi, souvent, elles déçoivent le lecteur plus qu’elles ne le ravissent. Lire c’est construire sa propre représentation avec les mots proposés par l’auteur et en aucun cas se voir imposée l’image que quelqu’un d’autre s’est faite d’une phrase ou d’un texte . Les conventions linguistiques imposent certes des règles à l’imagination d’un lecteur ; elles apaisent ses emportements, endiguent ses débordements, mais elles l’invitent à couler vive et fraîche ; à chaque phrase, plus vive et plus fraîche. Les images, elles, ne concèdent à l’imagination qu’une marge étroite. Elles peuvent susciter, bien sûr, sensations et sentiments ; mais, trop directement liées aux réalités perceptibles, les images ne sauront jamais, comme les mots, faire vibrer une imagination qui puise son expression dans l’intimité profonde de chaque lecteur. C’est pourquoi il est nécessaire de tenir les images suffisamment à l’écart lorsque l’on accompagne un enfant sur le chemin de la compréhension. Développer la fonction imageante d’un jeune lecteur exige en effet que l’on diffère le plus possible la présentation d’illustrations et d’images afin de laisser agir son imagination singulière. Trop tôt assénée, l’image éteint le projecteur intérieur du lecteur et le dissuade de confronter ses propres images fixes ou son propre film avec les mots ou le script rédigé par l’auteur.
Mais tous les enfants n’ont pas eu la chance d’avoir été suffisamment nourris au plan culturel et sémiologique pour puiser dans leur trésor culturel les richesses pour construire leurs propres images. Après la lecture d’un mot, d’un syntagme, d’une phrase ou d’une histoire, l’invitation : « Raconte-moi le film que t’es-tu fait dans ta tête ! » ne produit parfois qu’un écran noir ou tellement flou que l’enfant ne peut en décrire les éléments. Faut-il alors le mettre face à une seule image conçue par quelqu’un d’autre, en lui disant « tu vois bien ! » ? Non ! on devra l’accompagner avec patience dans la construction de ses propres images mentales en lui montrant l’immense diversité des images que le mot, la phrase ou le texte autorise. C’est de la pluralité des interprétations que naîtra le désir de construire la sienne propre, à la fois différente et semblable à celles des autres.
Période |
Époque |
Événements |
Avant les «lndo-Européens» |
Avant-800 |
Les habitants de la Gaule parlaient des langues diverses avant l'arrivée des Gaulois de langue indoeuropéenne. |
Le temps des Gaulois |
-800 à 500 ap. J.-C. |
Après la conquête de Jules César au 1er siècle avant J.-C., le latin devient progressivement la langue de la Gaule. |
Le temps des « Barbares » |
IIe - VIe siècles |
Ce latin parlé par les Gaulois est influencé par les envahisseurs germaniques, en particulier par les Francs. |
Le temps des chrétiens |
IIe - IXe siècles |
Diffusion du christianisme et naissance de «l'ancien français». Charlemagne restaure l'enseignement du latin. |
L’intermède des Vikings |
IXe - Xe siècles |
L’installation des Normands entraîne peu de changements dans la langue. |
Le temps des dialectes |
Ve - XIIe siècles |
La vie féodale favorise la fragmentation dialectale. |
L’affirmation du français |
XIIe - XVIe siècles |
Diffusion du français. Ordonnance de Villers Cotterêts. François 1er impose le français écrit, qui détrône le latin. |
Le temps du « bon usage » |
XVIIe - XVIIIe siècles |
Les grammairiens interviennent pour codifier la langue. Prestige du français à l'étranger. |
Le temps de l'école |
XIXe - XXe siècles |
Rapport de l'abbé Grégoire à la Convention sur la nécessité absolue d'abolir les patois. Tous les Français apprennent le français à l'école. La Grande Guerre et le déclin des patois. |
Le temps des médias |
XXe siècles |
L’action uniformisatrice des médias. |
Il y a près de 2500 ans, Platon écrivait dans la République :
Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants,
Lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles,
Lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter,
Lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne,
Alors c’est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie.
Si toutes les langues sont fondées sur un système de règles arbitraires, ce n’est pas pour discriminer certains de ses utilisateurs, mais au contraire pour les rassembler. Loin d’être tyranniques, les conventions arbitraires partagées par tous libèrent nos esprits et assurent un juste partage de nos pensées. Eduquer, dès l’école maternelle, un enfant à son métier d’élève, ce n’est certainement pas l’inviter à s’en remettre à son propre instinct en espérant qu’il tombe de temps en temps sur le juste comportement intellectuel ou social. C’est, au contraire, lui donner des codes et des règles en lui faisant accepter qu’ils sont arbitraires mais nécessaires. Et ces règles ne s’inventent pas ; une fois acquises et automatisées, elles permettent à un élève de faire donner à plein son intelligence, de l’ouvrir à la pensée d’un autre, de libérer son imagination et son esprit critique face des situations qu’il a alors les moyens de dominer. Le « temps de l’apprenti » n’est pas un temps volé au plaisir de la découverte, ce n’est pas un temps où l’on bride une jeune intelligence par des contraintes autoritaires ; c’est, au contraire, le temps qu’on offre à un élève pour qu’il acquière progressivement des repères solides, des automatismes rodés, des comportements pertinents afin qu’il puisse ensuite oser avec bonheur une vie sociale et intellectuelle audacieuse, mais respectueuse des autres. Si ces règles ne sont pas négociables c’est pour donner à chacun la chance d’être compris comme il veut l’être et la capacité de comprendre l’autre comme il espère l’être.
Toutes les langues du monde, ont choisi une seule et même logique de fabrication des mots : avec un nombre réduit de sons que l’on combine de façons différentes, on fabrique un nombre considérable de mots. Cependant leurs systèmes phonologiques respectifs sont très différents les uns des autres. Ecartons d’emblée l’idée selon laquelle certaines ethnies, peuples ou communautés humaines auraient plus de « facilité » ou de « difficulté » à prononcer certains sons plutôt que d’autres. Ainsi, si beaucoup des francophones ont bien du mal à prononcer le /r/ roulé de l’espagnol ou la célèbre « jota » dans « Guadalajara » ou « Aranjuez », ce n’est évidemment pas à cause d’un appareil phonatoire différent de celui de nos voisins d’outre-Pyrénées. Inversement, ces derniers parviendront très difficilement à prononcer le /y/ de « rue » et produiront un son qui ressemble plutôt au /u/ de « roue ou » au /i/ de « riz ». Des langues d’Afrique du Sud, comme le hottentot ou le zoulou, utilisent, elles, la succion de l’air pour produire divers « claquements » que l’on nomme des « clics qui ne sont ni plus ni moins que des consonnes en tout point comparables dans leur fonction à nos /p/, t/ ou /k/ que nous prononçons, nous, par expulsion de l’air. L’aymara du Pérou, le bantou du Nord, les langues d’Afrique centrale et bien d’autres encore se servent de ce qui pour nous n’est qu’une simple toux pour en faire des consonnes parfaitement efficaces. Sommes-nous pour autant faits différemment de ces peuples ? Évidemment non ! Le petit zoulou de Durban n’a pas à sa naissance plus de prédispositions à prononcer et à distinguer les clics que le petit Simon de Jérusalem ou le petit Bilal d’Asilah. Tous physiquement et mentalement égaux, développeront dans leurs parcours respectifs d’apprentissage des habiletés articulatoires et réceptives spécifiques. Si le nombre et la prononciation des unités phoniques diffèrent de façon importante d’une langue à une autre, rien ne permet de dire de façon sérieuse à quoi ces différences pourraient être dues. Il faut les considérer comme parfaitement aléatoires. L’important est que, quelles que soient leurs réalisations articulatoires, ces unités phoniques assurent à chaque langue le pouvoir de distinguer les mots entre eux.
Il est utile d’examiner comment se produisent les différents sons du français afin d’être mieux à même de guider plus efficacement les petits enfants qui, entre gazouillis et babil, s’entraîne intensément afin de produire les sons justes qui leur permettront d’obtenir ce qu’ils veulent, quand ils le veulent.
Les consonnes du français sont au nombre de vingt-huit . Il y a deux façons de procéder pour produire les consonnes. La première consiste à rétrécir le passage de façon à ce que les particules d’air frottent sur les parois du conduit ; on appelle à juste titre ces sons desfricatives comme /F/, /S/, /CH/, /J/, /V/, /Z ou aussi des continues parce qu’on peut faire durer leur production. Le second mode de production des consonnes consiste à bloquer le passage de l’air de sorte que, la pression augmentant derrière l’obstacle, il se produise une explosion lorsqu’on lève brusquement l’obstacle. C’est pourquoi on les appelle justement des occlusives. C’est de cette façon que l’on prononce : P/, /T/, /K/, /B/, /D/, /G/…..
Selon la façon dont on rétrécit ou bloque le canal d’expiration, le son produit par frottement ou occlusion va être différent. Ainsi : si l’on rétrécit le conduit en rapprochant la lèvre inférieure des dents supérieures, on produira un /F/ ou un /V/. On appelle cela une « fricative labio-dentale ». Si par contre on obstrue le conduit de l’air en fermant bien les deux lèvres, laissant la pression augmenter pour enfin lever brutalement l’obstacle ; on produira alors un /P/ ou un /B/, c'est-à-dire une « occlusive bilabiale. Et enfin si en prononçant le son /B/, on ouvre les fosses nasales, on obtiendra le son /M/.
Les voyelles de la langue française sont au nombre de quatorze. Leur matière première est constituée des vibrations produites par les cordes vocales. Celles-ci sont différemment modulées par la forme et le volume de la cavité buccale. En d’autres termes, pour prononcer une voyelle, on commence par faire vibrer nos cordes vocales (on perçoit facilement les vibrations en posant un doigt sur la glotte) ; puis on va transformer ce bruit uniforme en une série de sons qui sont les différentes voyelles du français. En la matière, l’ouverture relative de la bouche s’avère utile ; c’est ce que l’on appelle le « degré d’aperture ». Cela permettra de différencier le /é/ de « ré» du son plus ouvert de « raie » et de celui plus fermé de « riz » …Enfin, grâce à l’ouverture des fosses nasales, on distinguera le /AN/ nasal du /A/ oral ; le /O/ oral du /ON/ nasal, le /I/ oral du /IN/ nasal.
La constatation a été faite à de nombreuses reprises depuis plus d’un siècle : il existe un certain nombre d’enfants qui présentent un trouble sévère d’apprentissage de la lecture, alors même qu’ils sont normalement intelligents, n’ont aucun déficit sensoriel, grandissent dans un milieu familial et social. Ils ont de grandes difficultés pour lire des mots et des phrases : chaque mot leur demandant des efforts considérables pour le déchiffrer ; s’ils produisent quelque chose au bout de plusieurs secondes ce n’est souvent pas le bon mot ; ils ne maîtrisent pas bien les correspondances entre les lettres et les sons, disent un mot pour un autre, et enfin, épuisés, il ont oublié le début de la phrase lorsqu’ils arrivent à la fin et se trouvent donc incapables de comprendre ce qu’ils lisent. Lorsqu’ils écrivent leurs mots sont parfois méconnaissables tant ils sont différents de l’orthographe conventionnelle, répondant souvent à une logique phonétique. Ces enfants sans troubles intellectuels et de tous milieux sociaux souffrent d’un trouble spécifique de l’apprentissage de la lecture : la dyslexie.
De nombreuses études à grande échelle et dans de nombreux pays ont confirmé l’existence d’enfants dyslexiques, leur prévalence est estimée entre 1 et 7%. Ces chiffres sont évidemment à prendre avec précaution, puisqu’ils dépendent inévitablement de la définition de la dyslexie et du seuil de sévérité choisis. En France, bien qu’il n’existe pas d’étude épidémiologique digne de ce nom sur la dyslexie, une estimation courante de la dyslexie est de 5%. Quel que soit le chiffre précis, on voit qu’on est bien loin des 15% d’élèves en difficulté en lecture. La dyslexie n’est donc qu’un facteur parmi d’autres contribuant aux troubles de lecture au sein de la population et il n’est pas question de considérer que tous les enfants en échec scolaire ou rencontrant des difficultés en lecture sont dyslexiques.
Si nous « produisons » aujourd’hui à peu près la même quantité d’illettrés qu’il y a quarante ans -soit un peu plus de 10%- leur relation au livre et leurs comportements de lecteur ont complètement changé de nature. Les jeunes en difficulté sont en effet passés aujourd’hui d’un déchiffrage maladroit à un irrespect total du texte. Fini le temps ou les difficultés de lecture se manifestaient par une syllabation épuisante mais obstinée ; aujourd’hui beaucoup de jeunes illettrés mettent le texte de côté, jettent l’auteur aux oubliettes pour affirmer la toute-puissance de leur imagination : « Je comprends ce que je veux ! », semblent-ils nous dire. Les premiers illettrés posaient un problème qu’une pédagogie adaptée pouvait corriger ; les seconds ont noué avec l’écrit un malentendu infiniment plus grave. Aujourd’hui l’illettrisme c’est la trahison du pacte sacré de la transmission : cette alliance entre celui qui sait devoir mourir un jour et le lecteur inconnu qui réanimera son esprit. A-t-on gagné au change ? Evidemment non !
L’illettrisme pose aujourd’hui à notre pays un problème qui dépasse de très loin la seule incapacité technique de lire et d’écrire. Il est donc urgent d’agir avec autant de pertinence que d’ambition en ne se contentant pas d’offrir aux citoyens en situation d’illettrisme un déchiffrage laborieux ou en les cantonnant dans un décodage aride des formulaires administratifs. Nous devons en effet éviter de considérer les citoyens en situation d'illettrisme comme des grands enfants paresseux ou pire encore "attardés". Car ils n'ont pas choisi de mal apprendre ! Ni l’école trop délaissée, ni la famille trop bousculée ne sont parvenus à leur donner le désir et les moyens de lire et d'écrire parce qu’elles n'ont pas réussi à construire avec eux une représentation juste et motivante de la lecture et de l’écriture. En bref, ils quittent l’école avec une idée fausse ou confuse de ce que lire veut dire et une conscience floue du fonctionnement du code écrit au niveau du mot, de la phrase et du texte. Ces citoyens ne seront pas convaincus par des discours moralisateurs vantant les bienfaits de l’écrit ; il faudra leur « faire toucher du doigt » que lire, écrire, argumenter permettent de mieux contrôler ses choix de vie, c’est-à-dire de fixer soi-même ses propres engagements.
Au-delà de l’illettrisme, une des principales difficultés d’un nombre important de lecteurs est donc qu’ils n’ont pas les moyens et… le courage d’affronter LA DISTANCE. L’inégalité majeure est aujourd’hui celle qui sépare des lecteurs formés à l’endurance de ceux qui ne le sont pas. Les premiers sont capables de dépasser sans difficulté et sans peur la limite des courts extraits scolaires. Les seconds, effrayés par la perspective de lire plusieurs dizaines de pages, ou trop vite épuisés par une lecture laborieuse, renoncent à toute lecture longue et abandonnent dés les premières pages. Ces élèves qui ne souffrent d’aucune forme de dyslexie mais qui n’ont pas été suffisamment entraînés à l’endurance forment ce que l’on appelle la population des « peu-lecteurs. Si les personnes en situation d’illettrisme représentent environ 10% de la population, « les peu lecteurs » dépassent vraisemblablement les 25%. Ceux-là n’ouvriront jamais un livre et seront ainsi exclus de notre patrimoine culturel.
Ce n’est pas parce qu’on sait déchiffrer laborieusement un texte que, pour autant, on en domine le sens. Ce n’est pas non plus parce qu’on est capable d’aligner sur un écran quelques bribes de mots que l’on peut exprimer une pensée rigoureuse. Lire, c’est construire son propre sens à partir des mots d’un autre et savoir défendre cette interprétation singulière avec ses propres mots. Cela suppose que l’on ait appris à équilibrer le droit d’interpréter librement un texte avec le devoir d’en respecter les conventions et l’organisation.Car telle est, en effet, l’exigence d’une lecture de résistance citoyenne : ne jamais renoncer à son droit d’interprétation et de critique d’un texte, sans pour autant trahir son auteur. Toute perte d’équilibre risque de pervertir gravement l’acte de lecture. Si le respect que l’on doit à un texte se change en servilité craintive, au point que l’on s’interdit toute forme d’interprétation, on renoncera alors à exercer son juste droit d’exégèse et de critique et on se livrera pieds et poings liés à des intermédiaires peu scrupuleux. Mais, à l’opposé, si l’on fait d’un texte un tremplin commode pour une imagination débridée, on négligera les directives de l’auteur et on rendra alors ce texte orphelin de son créateur. Si l’on veut assurer la capacité de questionnement et d’interprétation de tous les enfants, il faut inscrire la capacité de comprendre avec justesse et de se faire comprendre avec précision au cœur de l’apprentissage et de l’usage de l’écrit ; et ce, que le texte soit profane ou sacré.
L’école apprendra donc à tous ses élèves que c’est la liberté d’interpréter personnellement chaque texte, fut-il sacré, qui sépare l’élan spirituel laïc de l’enfermement sectaire. C’est ainsi que nous détournerons les élèves de ces lieux obscurs où se confondent verbe et incantation, lecture et récitation, foi et endoctrinement ; là où le caractère sacré d’un texte le rend impropre à la compréhension ; là où la quête du sens est radicalement considérée comme dangereuse, profanatrice et impie. C’est en apprenant à leurs élèves à imposer aux textes de toutes natures et de toutes obédiences des interprétations singulières et respectueuses que les instituteurs éviteront que les mots des textes ne s’égrènent pour n’être plus que des mots de passe ou des mots d’ordre qui donneront à leurs élèves l’illusion d’une communion spirituelle alors que ne les rassembleront que les peurs et la haine des autres.
Il ne suffit pas d’avoir conduit un élève à la maîtrise d’un déchiffrage précis et fluide -ce qui constitue- le passage obligé de l’apprentissage- pour que la faculté de compréhension des phrases et des textes lui soit donnée comme par enchantement. Apprendre à comprendre doit donc compléter heureusement l’entraînement au déchiffrage et légitimer ainsi les efforts qui lui ont été demandés. Il n'est pas question de négliger l'un ou l'autre de deux objectifs complémentaires : hors de question d’en rabattre sur la rigueur de l’entraînement aux combinaisons graphophonologiques ; hors de question non plus de négliger une pédagogie explicite de la compréhension des phrases et des textes. Il paraît donc judicieux que durant les premiers mois de l'apprentissage de la lecture, ces deux objectifs soient clairement distingués afin d'être poursuivis parallèlement et avec autant de soin l’un et l’autre
Il faut donc inscrire le désir de comprendre avec justesse et la capacité de se faire comprendre avec précision au centre exact de l’apprentissage et de l’usage de la lecture et de l’écriture. Cela suppose que les enfants apprennent à équilibrer l’exercice légitime de leur droit d’interprétation avec le respect nécessaire qu‘ils doivent porter au texte et à son auteur. Car telle est, en effet, l’exigence d’une lecture équilibrée : ne jamais renoncer à son droit d’interprétation et de critique d’un texte, sans pour autant trahir les intentions de l’auteur. Si le respect que le lecteur doit à un texte se change en servilité craintive, s’il s’interdit toute forme d’interprétation, il renoncera alors à exercer son juste droit d’interprétation et de critique. Mais, à l’opposé, s’il fait d’un texte un tremplin commode pour une interprétation extravagante, il négligera le sens du message de l’auteur et rendra alors ce texte orphelin de son créateur.
On parle de « syntaxe » lorsque l’on évoque le système universel qui permet à toutes les langues de concevoir une réalité globale en rassemblant et en organisant les mots qui se succède dans une phrase. Comprendre une phrase, c’est en effet identifier chacun des mots qui la composent et en même temps reconnaître les relations qui les lient. « Syn-taxis » veut d’ailleurs dire « mettre ensemble » ; réunir, relier les mots en assignant à chacun d’eux la fonction qui définira son rôle singulier dans la construction d’une réalité cohérente. Le principe syntaxique est donc au cœur du langage. Une langue qui se priverait de syntaxe fabriquerait ses énoncés par la seule juxtaposition de ses unités de sens, laissant à la fantaisie ou… à la croyance du récepteur le soin de les organiser. Les producteurs perdraient alors tout pouvoir d’être compris au plus juste de leurs intentions. La syntaxe donne au langage la force de porter avec audace et fidélité la pensée de celui qui la maîtrise.
Si les principes qui fondent le système syntaxique du langage sont universels, la façon de les mettre en œuvre est spécifique à chacune des langues du monde. On parlera donc de la grammaire française, chinoise, anglaise ou arabe lorsqu’on décrit, pour chacune, les conventions particulières qui indiquent la nature et les fonctions respectives des mots dans les phrase. Pour ce faire, chacune des langues du monde s’est en effet dotée de mécanismes grammaticauxspécifiquesqui permettent de donner précisément à chaque mot-acteur un rôle dans la mise en scène d’une phrase. Ainsi, en français « Le loup dévore la chèvre » n’est pas « la chèvre dévore le loup » ; « se cacher sous la table » n’est pas se cacher derrière la table ». La position avant ou après le verbe distribue sans ambiguïté les fonctions de sujet et d’objet ; le choix de la préposition « sous » se distingue de celui de la préposition « derrière ». En Latin ou en allemand, pour obtenir les mêmes résultats, on procèdera de façon différente : des désinences casuelles marquent la fonction des mots. Chaque langue établit donc ses propres règles grammaticales, mais chacune sert au mieux le principe syntaxique universel : offrir aux hommes un pouvoir de création quasiment infini. Ce principe permet de séparer définitivement le « monde perçu » du « monde dit ». Si toutes les langues ont la capacité de dire QUI fait QUOI, A QUI, OU, QUAND…., chacune d’entre elles choisit d’exprimer ces fonctions d’une manière spécifique et de promulguer ses propres règles de grammaire qui ne sont en aucun cas négociables.
La puissance créatrice de la grammaire distribue des rôles aux êtres et aux objets que l’on évoque, même si - et surtout si - le monde ne nous les a jamais présentés ainsi. Elle permet de parer les êtres et les objets de certaines qualités même si - et surtout si - nos yeux ne nous les ont jamais montrés ainsi. Si l’on a le pouvoir de proposer à quelqu’un de se représenter un CHOU qui mange une CHEVRE BLEUE c’est grâce à la puissance créatrice de la grammaire. Si toutes les langues du monde possèdent cette capacité d’aller plus loin que l’œil, c’est parce qu’elles exercent sur les mots un pouvoir grammatical qui ne se contente pas de mettre fidèlement en scène le spectacle banal que le monde impose à nos yeux. Le pouvoir grammatical libère l’Homme de la tutelle de l’évidence : il lui permet d’imposer son intelligence au monde et de combattre ainsi la dictature de l’image. Sans le pouvoir de la grammaire, c’est « l’attendu » qui guiderait l’arrangement des mots, c’est le consensus mou qui présiderait à leur mise en scène. Une langue qui se priverait du pouvoir de la grammaire livrerait ainsi ses énoncés aux interprétations banales et consensuelles fondées sur l’évidence et la routine et c’est le statu quo qui l’emporterait à tout coup sur l’innovation et l’imagination. La force de la grammaire permet à la langue d’évoquer contre le conservatisme ce qui n’est pas encore admis par tous mais le sera sans doute un jour ; d’ affirmer contre les préjugés ce que l’on refuse encore d’envisager mais qui se révélera peut-être juste et vrai ; d’ écrire contre le conformisme ce que l’on n’a pas encore osé formuler mais que les générations à venir trouveront d’une audace magnifique ; en bref de créer contre l’évidence bornée une pensée nourrie par l’intelligence et l’imagination. Chaque étape des développements de la pensée scientifique a pu ainsi s’appuyer sur des moyens grammaticaux de plus en plus puissants. Et c’est dans le même élan que la grammaire a ouvert à notre imagination débridée les portes de la poésie. Au cœur de la langue, portant haut notre pensée, elle déploie toute sa puissance, toute son élégance pour repousser la tentation délicieuse de l’insignifiance et de l’enfermement.
L’arbitraire des mots impose à ses utilisateurs un travail de mise en mémoire et de recherche dont le dessin, lui, les dispensent de par son « évidence ». Nous reconnaissons d’emblée un dessin, alors que nous ne pouvons identifier un mot qu’après avoir mémorisé la relation arbitraire entre sa forme écrite et son sens. Fort heureusement, le lexique n’est pas un simple amoncellement de mots, accumulés au hasard de leur rencontre et entassés sans ordre et sans structuration. Si tel était le cas nous n’aurions aucune chance de trouver le mot juste. L’organisation lexicale est notre meilleur allié lorsque nous mettons en mots notre pensée. Le lexique du français est sans aucun doute, parmi les langues du monde, celui qui dévoile, avec le plus de clarté, les modes de classement et les indices de filiation. La trame du tissu lexical (« tissu » et « texte » ont la même origine) nous indique les liens de parenté et l’histoire des mots.
Une très grande partie de notre vocabulaire est en effet issue de la transformation de mots existants par suffixation, préfixation ou composition. Le français atténue ainsi la « brutalité » de l’arbitraire du signe en dévoilant les secrets de la fabrication de ses vocables : cela s’appelle la « morphologie » ( de morpho, forme et -logie, étude). Ainsi quand on pose la question : « pourquoi opération ? », le français nous répond : « parce que opérer » au lieu de nous assener : « parce que c’est comme cela ! ». Présenter par exemple aux élèves une suite des mots construits avec le préfixe PARA et leur demander ce qu’ils entendent ou voient de semblable c’est les engager dans un jeu de construction qui révèle des régularités souvent négligées (PARAPLUIE, PARASOL, PARACHUTE, PARAPENTE, PARATONNERRE, PAREBRISE, PARESOLEIL, PARAVENT….). Cette régularité sera mise à jour, suite après suite, avec attention et patience afin de donner au lexique du français une profondeur de champ et une cohérence à nulles autres pareilles et rassure ainsi les élèves.
Enfin, précisons que le français ne renie pas ses parents, il les chérit... Que trouve-t-on de semblable dans « agricole », « agronomie » et « agraire » ? Quel sens ont-ils en commun ? ». Et qu’en est-il de « rhinocéros », « rhinite » et « oto-rhino-laryngologiste » ? Et de « cardiaque », « cardiologie » et « électrocardiogramme » ? Ou encore de « patriarche », « patronyme », « patrie » et « patron » ? ou enfin d’hippopotame, hippodrome, dromadaire, autodrome… L’étymologie met ainsi de l’ordre dans le lexique. On découvre avec bonheur que des langues anciennes ont marqué et façonné en profondeur la construction de la langue française. Ces traces anciennes nous racontent notre histoire…
Régulièrement à chaque rentrée scolaire, sous le prétexte de « d’épargner » les enfants les plus fragiles, quelques bons apôtres prétendent simplifier notre orthographe jusqu’à en faire une simple transcription phonétique. Ils oublient simplement que, si la complexité orthographique rend l’écriture délicate (un P ou deux P ; EN ou AN ; ç ou ss…), elle facilite et fluidifie considérablement la lecture des mots. En bref, si les « fantaisies » orthographique de notre langue rendent l’écriture délicate , elle constitue en revanche un tremplin formidable pour une lecture silencieuse et rapide. « Encre » n’est pas » Ancre », « Boue » n’est pas « Bout » et « Bar » n’est pas « Barre »… Quant au mot « Chorégraphie », décoré d’un CH en son début, d’un PH à la fin, il s’identifie d’un seul coup d’œil bien plus rapidement que la forme « corégrafi» ; et, intention délicate, il nous révèle en plus l’histoire de ce mot ? . Ces « parures » orthographiques sont autant d’indices supplémentaires de distinction ; ce sont elles qui invitent le néo-lecteur à abandonner le déchiffrage oralisé pour une lecture silencieuse dite « des yeux ».
Insistons enfin sur la distinction entre orthographe lexicale et orthographe grammaticale. Autant on peut juger utile de corriger certaines incohérences d’orthographe d’usage (« honneur », mais « honorable »), héritées des erreurs de quelques clercs égarés, autant il faut refuser que soient négligées les règles des accords nominaux et verbaux, car cela toucherait à la logique de la pensée du scripteur. Ainsi considérez avec l’attention qu’elle mérite la phrase suivante : « La mort de l’homme que j’ai toujours désiré(e) », dans laquelle un accord subtil distingue la déclaration d’amour posthume de la malédiction.
Le chinois, le turc ou le japonais n’ont, pas plus que l’anglais, de genre grammatical. En revanche, quelques langues ont une dizaine de genres, notamment en Afrique. En français, le sens d’un nom ne permet pas, dans la plupart des cas, de prédire à quel ensemble il appartient. Nous viendrait-il à l’esprit de distinguer « monsieur plafond » et « madame fenêtre » ? Et pourtant, certains bien-pensants s’offusquent de la règle « scélérate » qui impose que le genre masculin l’emporte sur le féminin ; voyant en cela un inacceptable complot machiste et une discrimination sexiste là où n’intervient qu’une règle d’accord strictement arbitraire. On voit donc combien il est absurde d’engager aujourd’hui une « lutte des classes… grammaticales », alors qu’elles sont constituées de façon essentiellement aléatoire. Voir dans des conventions morphologiques sans aucune signification un « abus de pouvoir viril » manifeste une totale ignorance des faits linguistiques. La distribution des noms en deux genres possède une vertu essentielle, celle d’accorder les adjectifs et les participes passés avec les noms auxquels ils se rapportent ; et cela s’avère souvent pertinent.
J'ai personnellement une conscience aiguë du caractère inadmissible de la discrimination sexuelle. Je trouve absolument insupportable qu'elle sévisse encore aujourd'hui dans la vie politique, professionnelle ou familiale. Mais choisir le terrain linguistique pour mener cette bataille nécessaire, en mélangeant convention grammaticale et inégalités sociales, c’est confondre la lutte politique et le badinage de plateau de télévision. C’est surtout faire injure à toutes celles qui sont sous-payées, qui supportent l’essentiel du poids de l’éducation des enfants et qui sont si mal représentées dans les lieux de pouvoir et de prestige. C’est ce combat, et pas un autre, qui doit tous nous mobiliser ! Alors, de grâce, ne nous égarons pas dans une bataille contre des règles d’accords qui n’ont jamais causé le moindre tort à la cause des femmes et dont les modifications non seulement ne changeraient rien aux inégalités mais, plus encore, risqueraient de nous dispenser, à bon compte, de nous engager courageusement dans un juste combat politique.
Selon les multiples organismes sensés s’occuper de la francophonie, 220 millions de personnes parleraient français aujourd’hui dans le monde. Ce qui situerait la francophonie au 9° rang des communautés linguistiques. On affirme aussi que plus de 80 millions de personnes apprennent le français dans le monde ; ce qui en ferait la langue la plus enseignée avec l’anglais. Mais lorsque l’on examine de plus près les rapports des différentes agences dont la francophonie est le « fonds de commerce », on découvre que ce chiffrage avantageux est pour le moins questionnable. L’Organisation internationale de la francophonie nous rappelle ainsi- fort discrètement, d’ailleurs- que « l’ensemble de ses évaluations ne sont que des estimations qu’aucune étude scientifique ne valide ». Tout cela n’empêche cependant pas les différents rapports officiels de s’enorgueillir, à l’occasion de chaque « journée de la francophonie », d’une augmentation particulièrement significative du nombre de francophones dans le monde.
Nous nous gargarisons donc depuis des dizaines d’années d’une francophonie fantasmée alors que la réalité montre, dans l’indifférence générale, un déclin de la langue française et dénonce un analphabétisme grandissant dans les pays dits francophones. Ces pays voient leurs systèmes éducatifs tomber en ruine, tandis que leurs populations, de moins en moins capables de parler français, s’enlisent dans un analphabétisme endémique qui interdit tout espoir de développement et de libre-pensée. Près de 50 % d’analphabètes au Maroc, plus de 60 % au Sénégal, plus de 80 % en Haïti : voilà l’état dans lequel se trouve la francophonie dont nous sommes si fiers. Des millions de petits enfants qui entrent dans le couloir de l’analphabétisme dès l’instant où ils poussent la porte d’une école qui les accueille en français alors qu’ils ne parlent que wolof, serre, berbère ou créole. Car ce que l’on feint d’ignorer c’est qu’un enfant ne peut apprendre à lire et à écrire dans une langue qu’il ne parle pas.
Être confronté à des mots écrits – fussent-ils français- qui ne correspondent à rien dans son intelligence c’est pour des millions d’élèves la promesse de ne jamais apprendre à lire et à écrire. Ils sont ainsi livrés à la désespérance et seront des proies rêvées pour des passeurs cupides et des prédateurs d’âmes qui, les uns comme les autres, les conduiront à la désillusion, à la prison ou à la mort. La défaite linguistique et intellectuelle de l’école des pays dits francophones annonce ainsi le drame d’une émigration tragique sans aucun espoir d’intégration dans la société française.
En elle-même, une langue n’est pas riche ou pauvre, car une langue n’est que le reflet de ceux qui la parlent. La langue française n’est pas un « trésor linguistique » libéralement ouvert à tous dans lequel chacun viendrait puiser avec un égal bonheur et une égale pertinence. La richesse de notre langue ne se mesure pas au nombre d’entrées nouvelles des dictionnaires à la mode qui, chaque année, se disputent la palme de la modernité et du jeunisme en rivalisant d’audace pour intégrer – de façon toujours éphémère- des mots aussi nouveaux que vide de sens. La langue française, ce sont des hommes et des femmes qui entretiennent avec elle des relations de plus en plus inégales. D’un côté, Il y a ceux qui ont eu la chance de vivre un apprentissage au cours duquel ils ont appris à « ajuster » leurs riches moyens linguistiques aux besoins, justement mesurés, des différentes situations de communication : de la relation la plus intime, qui autorise moins de précision à celle qui impose distance et différence et qui exige donc plus de rigueur. En face, reclus dans un entre soi délétère, il y a « les autres » qui n’ont pas eu cette chance. Eux n’ont connu que promiscuité, banalité et indifférence ; leur horizon de parole limité a réduit leur vocabulaire et brouillé leur organisation grammaticale. Ce sont les « pauvres » du langage, impuissants à défendre leurs points de vue, incapables de dénoncer la manipulation, sans défense contre l’arbitraire et l’injustice.
Une recherche récente, menée par Bruno GERMAIN et Guy DESNIERE sur 1000 enfants entrant au cours préparatoire (CAHIER DU CI-FODEM 2015), a montré que la proportion de ceux qui étaient les mieux « pourvus » en mots par rapport à ceux qui étaient les plus « pauvres » en vocabulaire était de un à sept. En effet, alors qu’à l’âge de six ans, les élèves devraient disposer dans leur tête d’un répertoire composé de 1800 à 2000 mots oraux qu’ils ont progressivement mémorisés depuis qu’ils sont venus au monde, 20% n’en maîtrisent guère plus de 300. Ils n’auront donc pas la capacité de dire le monde ni d’exprimer leur pensée, et…. Ils auront fort peu de chances d’apprendre à lire et à écrire.
Dans ce contexte d’insupportables inégalités linguistiques, les moins favorisés, qui ont manqué cruellement de modèles et de repères, s’embarquerons dès le cours préparatoire dans un parcours programmé d’échec.
Nous devons nous persuader que la langue n’est pas faite pour parler à ceux qui nous ressemblent, à ceux qui ont les mêmes croyances, les mêmes engagements, la même culture que nous. Car lorsque l’autre est un autre moi-même, lorsqu’il sait tout de moi, alors… cela va sans dire. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la connivence est l’ennemi mortel de l’apprentissage réussi du langage. Le langage se renforce en précision et diversité si, et uniquement si, on l’utilise pour affronter la distance et la différence. Il faudra donc donner à nos enfants le désir de parler à ceux qu’ils n’aiment et qui le leur rendent bien. Ils pourront ainsi leur dire des choses que ceux-là n’aimeront sans doute pas, mais qui devront être comprises au plus juste de leurs intentions. C’est en effet en tentant d’expliciter leurs divergences, d’expliquer leurs différences, c’est en essayant de convaincre et d’argumenter, que les enfants s’empareront des mots justes et des structures précises. Ils sauront ainsi que seule une maîtrise rigoureuse et audacieuse de la langue leur permettra d’accéder à ces hauteurs où se raréfie l’oxygène du pré-jugé et du pré-vu ; là où la langue donne le meilleur d’elle-même en surmontant la tentation délicieuse de l’imprécision ; là où l’Autre est l’unique objet de tous leurs désirs d’être compris. Ils vivront ainsi ces situations où la langue leur construira des ponts au-dessus des gouffres vertigineux, par-dessus des failles réputées infranchissables et ne se contentera pas de pointer les évidences et de proférer des banalités.
L’impuissance linguistique contraint ceux qui la subissent au constat ponctuel et à la qualification radicale ; elle interdit le questionnement et l’analyse ; elle rend difficile le refus de mots d’ordre définitifs et la mise en cause de comportements et de règles archaïques faussement présentés comme universelles. Les citoyens, privés de pouvoir linguistique, en difficulté de conceptualisation et d’argumentation, ne pourront en effet pas prendre une distance propice à la réflexion et à l’analyse. Ils seront certainement plus perméables à tous les discours sectaires et intégristes qui prétendront lui apporter des réponses simples, immédiates et définitives. Ils pourront plus facilement se laisser séduire par tous les stéréotypes qui offrent du monde une vision dichotomique et manichéenne. Ils se soumettront plus docilement aux règles les plus rigides et les plus arbitraires pourvu qu’elles leur donnent l’illusion de transcender les insupportables frustrations quotidiennes. Au sortir de l’école, ils ont aujourd’hui à affronter un monde face auquel l’impuissance linguistique et la vulnérabilité intellectuelle se révèlent souvent fatales. Un monde où discours et textes de nature totalitaire et sectaire, portés par des réseaux sociaux frelatés, risquent de s’imposer à des esprits faibles et crédules. Après avoir passé plus de quinze ans à l’école, ils avaleront donc avec délectation ce qui relève de l’amalgame, de l’illogisme et de la haine imbécile. Ils se laisseront berner par des démonstrations marquées au coin du contre sens. Ils seront convaincus par des arguments de pacotille. L’école, depuis trop longtemps en friche, et la famille, souvent sans repères, auront ainsi perdu la bataille contre l’abêtissement. Sur les réseaux dits sociaux, qui enferment plus qu’ils ne libèrent, leur vulnérabilité linguistique et intellectuelle les feront renoncer à agir sur le monde et à y laisser une trace singulière.
Ni Poutine, ni Khamenei, ni Castro, ni Xi Jinping…. ne sont des imbéciles non plus que des fous. Loin de là ! ils ont consciencieusement stérilisé la parole et la pensée de leurs peuples, ou du moins d’une bonne partie de leur population, pour les rendre crédules face à leurs mensonges et vulnérables face à leurs manipulations. Au plus profond des provinces russes, combien des mots de cette langue russe, portée aux nues, possèdent des citoyens dont on a soigneusement rétréci le vocabulaire ; quelques centaines tout au plus, j’en fais le pari ! De quels instruments d’analyse disposent les paysans chinois pour faire face à des médias asservis ? Fort peu bien sûr et ils sont donc prêts à avaler les histoires les plus invraisemblables et les informations honteusement trafiquées ! De quelle capacité de questionnement sont dotés une part significative des Cubains dont on a tant vanté l’alphabétisation de masse menée manu militari ? Quasiment aucune, réduits au décodage arides de quelques écrits sociaux ! A quelle élévation spirituelle ont droit les Iraniens pressés dès l’enfance dans des réduits obscurs ou la récitation remplace la compréhension des textes. Pas la moindre ! Ils sont soumis à un dogme où les menaces effrayantes et les promesses honteuses remplacent la réflexion et l’exégèse. Et enfin, même si l’épisode trumpiste fut heureusement interrompu, que dire de la justesse d’expression et de la finesse de démonstration dont sont capables ceux qui ont assailli le Capitole ? Nulles bien sûr ! Parce qu’incapables du moindre discours structuré et argumenté susceptible de différer le passage à la violence.
Dans tous ces pays, a sonné le glas annonçant la mort du verbe et de la pensée et célébrant l’asservissement des esprits. Dans chacun fut enterrée profondément l’idée même de résistance linguistique et intellectuelle. Pour une bonne moitié de la population de ces pays dont a été « confisquée » l’intelligence collective, le questionnement fertile a été remplacé par la docilité servile, les « mots d’esprit » ont fait place aux « mots d’ordre », le spirituel a cédé devant le rituel et finalement, le silence, la passivité et la soumission sont ainsi devenus une forme de vie acceptable.
Une part importante des jeunes ne possède que quelques centaines de mots, quand il leur en faudrait plusieurs milliers pour tenter d’examiner et d’accepter pacifiquement leurs différences. S’expliquer leur paraît aussi difficile qu’incongru. Beaucoup de jeunes en insécurité linguistique ont ainsi perdu cette capacité spécifiquement humaine de tenter d’inscrire pacifiquement leur pensée dans l’intelligence d’un autre par la force respectueuse des mots. Réduite à la proximité et à l’immédiat, leur parole a renoncé au pouvoir de créer un temps de sereine négociation linguistique, seule capable d’éviter le passage à l’acte violent et à l’affrontement physique. Cette parole devenue éruptive n’est le plus souvent qu’un instrument d’interpellation brutale et d’invective qui banalise l’insulte et précipite le conflit plus qu’elle ne le diffère. S’ils passent à l’acte de plus en plus vite et de plus en plus fort aujourd’hui, c’est parce que l’école comme la famille n’ont pas défendu avec suffisamment de conviction et…d’amour la vertu de rassemblent pacifique du langage. L’une comme l’autre ont oublié que cultiver la langue de leurs enfants et de leurs élèves, comme on cultive un champ pour nourrir les siens. L’une comme l’autre ont oublié que veiller à l’efficacité et à la précision du langage c’était permettre aux enfants de mettre en mots leurs frustrations, de formuler leurs désaccords et… de retenir leurs coups. Ecole et famille n’ont pas su mener un combat quotidien et combien nécessaire contre la dictature de l’appartenance, contre l’imprécision et la confusion des mots, sources de tous les malentendus. Elles ont ainsi renoncé à ce que chacun puisse aller chercher au plus loin de lui-même celui qu’il ne connaît pas, celui qui ne lui ressemble pas, celui qui…ne l’aime pas et à qui il le rend bien. Comment peut-on appeler à une participation de tous les jeunes aux débats essentiels d’aujourd’hui alors que, pour certains, la langue qu’on leur a passée ne leur permet pas de dénouer les incompréhensions, de jeter des ponts au-dessus des fossés culturels, sociaux et confessionnels qui les divisent ? Reconnaître leurs différences, les explorer ensemble, reconnaître leurs divergences, leurs oppositions, leurs haines et les analyser ensemble, ne jamais les édulcorer, ne jamais les banaliser, mais ne jamais leur permettre de mettre en cause leur commune humanité : voilà à quoi devrait servir la langue qu’on leur a si mal transmise ; voilà à quoi devraient servir les conventions orthographiques et grammaticales non négociables qui devraient les rassembler dans un échange serein. L’impuissance linguistique a réduit certains jeunes à utiliser d’autres moyens que le langage pour imprimer leurs marques : ils altèrent, ils menacent ils tueront peut-être un jour parce qu’ils ne peuvent se résigner à ne laisser ici-bas aucune trace de leur éphémère existence. Leur violence s’est nourri de l’impuissance à convaincre, de l’impossibilité d’expliquer, du dégoût d’eux-mêmes et de la peur des autres. Leur violence est d’autant plus incontrôlée, d’autant plus immédiate qu’elle est devenue muette. Un regard de travers peut aujourd’hui couter la vie… !
Pour que soit assurée pacifiquement la richesse de sa diversité, l’identité nationale doit être portée par un engagement solennel de la République : « nul, quelle que soit sa croyance, quelle que soit sa culture, ne sera privé de la force de la parole, nul ne sera privé de la capacité de comprendre ». Pour relever le défi de la différence, la puissance de la langue, est en effet centrale. Fondamentalement, l’identité nationale, c’est la conscience d’appartenir à une communauté rassemblant des appartenances diverses, mais dans laquelle chaque citoyen partage une volonté de dialogue grâce à une égale maîtrise, un égal respect, un égal amour de la même langue. C’est à cette seule condition que tous, d’où qu’ils viennent, pourront apprendre à porter avec conviction leurs pensées vers les autres sans les agresser, mais avec la ferme intention d’être compris au plus juste de leurs intentions. En retour, ils seront capables de recevoir la réflexion des autres au seuil de leur intelligence, sans préjugés et sans fausse complaisance. Seule une maîtrise plus justement partagée de la langue française pourra ainsi permettre à tous les enfants de notre pays de ne considérer aucune différence comme infranchissable, aucune divergence comme inexplicable, aucune appartenance comme un ghetto identitaire.
La plus sûre promesse d’une intégration dignement construite, c’est que tous ceux « venus d’ailleurs » parviennent à maîtriser la langue française. Je dis bien « maîtriser la langue française », et non la « baragouiner ». Nous avons en effet ; depuis trop longtemps, accepté avec une complaisance coupable que le problème de d’insécurité linguistique dont souffrent certains citoyens soit dissimulé sous le concept dangereux de « diversité linguistique ». Chacun pouvant ainsi parler comme il l’entend, chacun pouvant écrire comme cela lui chante, peu importe la justesse et l’efficacité de son langage. Nous devons, au contraire, à tous ceux que l’on accueille, d’où qu’ils viennent, le meilleur de notre langue.
Ce n’est donc ni dans le foisonnement de particularismes langagiers, qui stigmatisent plus qu’ils ne distinguent, ni dans les vaines revendications de restauration du statut des langues régionales, que réside la promesse d’une identité nationale honorable et désirée. Tous les citoyens dans ce pays ont droit à une langue commune juste, précise et… créative ; il est de notre devoir de la leur offrir, il est de leur devoir de la chérir.