Toutes les langues du monde portent une ambition humaine universelle : « pouvoir offrir généreusement notre pensée à l’interprétation singulière d’un Autre en affirmant notre volonté d’être compris au plus juste de nos intentions ».
En d’autres termes, le langage doit permettre au lecteur/auditeur une grande liberté d’interprétation tout en préservant la communication du malentendu et de la confusion. C’est pour relever ce défi que chaque langue a choisi, pour atteindre ce but universel, d’imposer des conventions spécifiques non négociables. Le respect des règles de prononciation, d’orthographe et évidemment de grammaire autorise ainsi l’interprétation singulière d’un texte ou d’un discours sans jamais le trahir.
Toutes les langues ont le souci de rentabiliser au maximum les efforts de ses utilisateurs pour organiser leurs mots. C’est pourquoi, elles sélectionnent et choisissent un nombre limité de règles d’organisation pour construire une infinité de phrases. C’est ce que l’on appelle « l’économie linguistique », c’est à dire, le souci d’optimiser au mieux les efforts requis pour mettre en mots le monde.
Les langues ne se contentent pas de nommer tous les éléments du monde grâce à la fabrication des mots, elles ont toutes l’ambition de permettre à chacun de leurs utilisateurs de tenir un propos singulier sur tel objet, tel personnage ou tel concept. On parle d’une maison ET on en dit qu’elle est rouge ou en ruines, qu’elle brûle ou va s’effondrer… Le langage n’est pas fait uniquement pour coller des étiquettes sur des morceaux du monde ; il est fait pour commenter le monde et le transformer par le génie du verbe. La syntaxe, par son caractère universel, permet aux hommes non seulement de dire de qui ou de quoi on parle mais surtout de préciser ce qu’ils en pensent.
Si l’on dit ou écrit les mots les uns après les autres, si on les présente nécessairement de façon successive, on attend de nos auditeurs et lecteurs qu’ils puissent construire, à partir de ces unités qui s’égrènent, une représentation globale cohérente. Bref, on souhaite qu’ils comprennent ce qu’on leur dit ou écrit et non pas qu'ils en restent au stade de l'identification successive de chacun des mots qui s’égrènent. C’est parce que chaque langue articule ses énoncés en mots successifs qu’elle doit les soumettre à une rigoureuse organisation grammaticale dont on donne à l’Autre les clefs. La syntaxe permet donc de fabriquer du global à partir du linéaire, de construire une image mentale cohérente à partir d’unités successives de sens. La grammaire est en quelque sorte le complément naturel de l’articulation du langage en mots qui se suivent les uns les autres.
On parle de « syntaxe » lorsque l’on évoque le système universel qui permet à toutes les langues de concevoir une réalité globale en rassemblant et en organisant les mots qui se succèdent dans une phrase. Comprendre une phrase, c’est en effet identifier chacun des mots qui la composent et en même temps reconnaître les relations qui les lient. « Syn-taxis » veut d’ailleurs dire « mettre ensemble » ; réunir, relier les mots en assignant à chacun d’eux la fonction qui définira son rôle singulier dans la construction d’une réalité cohérente. Le principe syntaxique est donc au cœur du langage. Une langue qui se priverait de syntaxe fabriquerait ses énoncés par la seule juxtaposition de ses unités de sens, laissant à la fantaisie ou… à la croyance du récepteur le soin de les organiser. Les producteurs perdraient alors tout pouvoir d’être compris au plus juste de leurs intentions . La syntaxe donne au langage la force de porter avec audace et fidélité la pensée de celui qui le maîtrise.
Si les principes qui fondent le système syntaxique du langage sont universels, la façon de les mettre en œuvre est spécifique à chacune des langues du monde. On parlera donc de la grammaire française, chinoise, anglaise ou arabe lorsqu’on décrit, pour chacune, les conventions particulières qui indiquent la nature et les fonctions respectives des mots dans les phrases. Pour ce faire, chacune des langues du monde s’est en effet dotée de mécanismes grammaticauxqui permettent de donner précisément à chaque mot-acteur un rôle dans la mise en scène d’une phrase . Ainsi, en français « Le loup dévore la chèvre » n’est pas « la chèvre dévore le loup » ; « se cacher sous la table » n’est pas se cacher derrière la table ». La position avant ou après le verbe distribue sans ambiguïté les fonctions de sujet et d’objet ; le choix de la préposition « sous » se distingue de celui de la préposition « derrière ». En Latin ou en allemand, pour obtenir le même résultat, on procédera de façon différente : des désinences casuelles marquent la fonction des mots. Chaque langue établit donc ses propres règles grammaticales, mais chacune sert au mieux le principe syntaxique universel : offrir aux hommes un pouvoir de création quasiment infini. Ce principe permet de séparer définitivement le « monde perçu » du « monde dit ». La syntaxe est ainsi un universel ; si toutes les langues ont la capacité de dire QUI fait QUOI, A QUI, OU, QUAND…., chacune d’entre elles choisit d’exprimer ces fonctions d’une manière spécifique et de promulguer ses propres règles de grammaire qui ne sont en aucun cas négociables.
La puissance créatrice de la grammaire distribue des rôles aux êtres et aux objets que l’on évoque, même si - et surtout si - le monde ne nous les a jamais présentés ainsi. Elle permet de parer les êtres et les objets de certaines qualités même si - et surtout si - nos yeux ne nous les ont jamais montrés ainsi ; elles nous autorise à les impliquer dans des actions que la réalité n’a aucune chance de montrer. Si l’on a le pouvoir de proposer à quelqu’un de se représenter un CHOU qui mange une CHÈVRE BLEUE c’est grâce à la puissance créatrice de la grammaire. Si toutes les langues du monde possèdent cette capacité d’aller plus loin que l’œil, c’est parce qu’elles exercent sur les mots un pouvoir grammatical qui ne se contente pas de mettre fidèlement en scène le spectacle banal que le monde impose à nos yeux. Le pouvoir grammatical libère l’Homme de la tutelle de l’évidence : il lui permet d’imposer son intelligence au monde et de combattre ainsi la dictature de l’image.
Un exemple en maternelle :
Juin 2005, neuf heures du matin. La scène se passe dans la cour d’une école maternelle par une journée ensoleillée. La maîtresse place la petite Vanessa en un point précis de la cour et demande à Tiphaine de le marquer d’une croix. Puis Bilal est chargé de dessiner sur le sol le contour de l’ombre de Vanessa. Tous les enfants reviennent à 10 heures, Vanessa reprend sa place, un autre enfant dessine l’ombre projetée au sol. On fait de même à 11 heures, à midi et ainsi de suite jusqu’à 16 heures. Ainsi, à mesure que s’égrènent les heures, se succèdent les traces qui rappellent les différentes positions de l’ombre de Vanessa.
La maîtresse s’adresse alors à ses élèves et leur demande : « Que pensez-vous de ce que vous voyez par terre ? ».
Presque tous les élèves répondent en chœur : « Maîtresse, c’est une fleur ! » et de montrer du doigt les pétales et de discuter pour savoir de quelle fleur il s’agit : rose pour les uns, marguerite pour les autres…
Mais cette maîtresse résiste au principe d’évidence, (comme toutes devraient le faire). Elle ne s’en laisse pas conter. Elle ne se contente pas d’un simple constat ; la seule nomination des choses ne la satisfait pas.
- « Vous ai-je demandé de dessiner une fleur ? »
- Non ! répondent les élèves, mais tu vois bien que c’est une fleur.
- « Mais enfin, rappelez-vous ! Nous sommes venus ce matin et Vanessa s’est plantée là où il y a une croix. Et après, nous sommes revenus et on a fait pareil, et après… et encore après... Et elle insiste, et elle attend avec patience et obstination ; elle attend que jaillisse l’étincelle ; car cette maîtresse a de l’ambition pour ses élèves ; elle fait le pari de l’intelligence. Au bout de longues minutes courageusement affrontées, son obstination est récompensée : La petite Vanessa, d’une voix timide, ose lui dire :
« Maîtresse, je crois que ça a tourné ».
Ah! Comme cela valait la peine d’attendre !
« Je crois » a dit Vanessa, montrant que c’est bien son intelligence qui est en marche et non pas seulement ses yeux qui constatent et identifient. « Ça a tourné » l’emporte sur « c’est une fleur ». Le verbe « tourner » l’emporte sur le substantif (fleur). Ce verbe, catégorie reine de la grammaire, donne à la langue son véritable rôle de prévoir le futur et de faire resurgir les récits du passé. Voyez donc comme la langue française fait bien les choses en nommant de la même façon ce verbe qui se conjugue et le Logos qui impose au monde l’intelligence de l’homme. C’est bien cette singulière catégorie grammaticale des verbes qui hisse le langage humain au plus haut de ses ambitions : dépasser la réponse à la question : « Qu’est-ce que c’est ? », pour tenter d’en affronter une autre d’un tout autre niveau : « Pourquoi les choses sont ce qu’elles sont ? ». C’est bien grâce à la grammaire que la petite Vanessa a osé préférer l’expression de sa réflexion audacieuse au compte rendu fidèle de sa perception. Le choix et l’organisation qu’elle a imposés aux mots lui ont donné le pouvoir d’aller plus loin que ce que son œil lui montrait.
Sans s’en douter, Vanessa a mis ses pas dans ceux de Galilée. Cinq siècles après, les mots de cette enfant ont fait écho à ceux du savant. Des mots qui étaient audacieux et téméraires, organisés par une grammaire qui portait sa pensée et l’opposait à la certitude de tous ceux qui voyaient, de leurs yeux, le soleil se déplacer au-dessus de leur tête. Face à la vérité « autorisée », il assénait ainsi, obstiné, mot après mot : « La terre tourne autour du soleil ».
Et il fut compris au plus juste de ses intentions ; et s’il fut compris comme il entendait l’être, c’est parce que, au-delà du simple choix des mots, il utilisa les moyens grammaticaux que lui donnait la langue. En positionnant « terre » devant « tourne », il interdisait à ses auditeurs toute possibilité de faire du mot « terre » autre chose que l’agent du procès « tourner ». En utilisant la locution prépositionnelle « autour de », Galilée donnait à « soleil » un rôle bien spécifique dans l’expérience dont il imposait la mise en scène. Les indicateurs grammaticaux lui donnèrent ainsi l’assurance que quelle que fût la mauvaise volonté de ses interlocuteurs, ils ne pourraient pas trahir ses intentions de parole. Si ses juges obtus usèrent ensuite à son égard des pires mesures de rétorsion, c’est parce qu’ils avaient été contraints de comprendre la phrase de Galilée de la façon dont, lui, l’avait décidée.
Imaginons maintenant Galilée privé des outils de la grammaire. Il met dans un grand chapeau les trois mots : « tourne », « soleil », et « terre » ; il les mélange bien et les jette à la tête de ses auditeurs en leur disant : « Messieurs, faites donc du sens ! ». Quelle mise en scène eût résulté de cette invitation ? Comme un seul homme, ses juges auraient attribué à « soleil » le rôle d’agent du verbe « tourner » et fait de « terre » le centre de la rotation du soleil. Sans le pouvoir de la grammaire, c’est l’attendu qui guiderait l’arrangement des mots, c’est le consensus mou qui présiderait à leur mise en scène . Une langue qui se priverait du pouvoir de la grammaire livrerait ainsi ses énoncés aux interprétations banales et consensuelles fondées sur l’évidence et la routine et c’est le statu quo qui l’emporterait à tout coup sur l’innovation et l’imagination. La force de la grammaire permet à la langue d’évoquer contre le conservatisme ce qui n’est pas encore admis par tous mais le sera sans doute un jour ; d’affirmer contre les préjugés ce que l’on refuse d’envisager mais qui se révélera peut-être juste et vrai ; d’écrire contre le conformisme ce que l’on n’a pas encore osé formuler mais que les générations à venir trouveront d’une audace magnifique ; de créer contre l’évidence bornée une signification nourrie par l’intelligence et l’imagination.
La langue de l’Homme, contrairement aux systèmes de communication des animaux, ne se contente pas de sélectionner et de signifier ce qui est utile à la survie des espèces. Elle est capable d’affirmer par la grammaire les effets produits par une action sur une autre action. Par exemple dire « si on lâche une pierre, elle tombe » ou « lorsqu’on lâche une pierre, elle tombe » ou encore « une pierre tombe pour peu qu’on la lâche », c’est poser le principe qu’un lien de cause ou de conséquence régulier et prévisible unit ces deux processus. Dans la même perspective, la grammaire, par sa gestion des circonstances, permet de formuler des lois universelles dégageant ainsi la vérité scientifique des contraintes du « ici » et « maintenant » pour lui faire atteindre le « partout » et le « toujours ». Ainsi la formulation de la loi de la gravitation universelle selon laquelle « deux corps quelconques s’attirent avec une force proportionnelle au produit de leur masse et inversement proportionnelle au carré de leur distance », s’impose-t-elle aussi bien au caillou que je lâche qu’à la force qui maintient la lune en orbite autour de la terre. Chaque étape des développements de la pensée scientifique a pu ainsi mobiliser des moyens grammaticaux de plus en plus puissants .
Si dans un élan d’imagination et de rigueur mêlées, la grammaire porte et diffuse la pensée scientifique, c’est dans le même élan qu’elle ouvre à la poésie les portes de l’imaginaire.
Écoutons Paul Eluard qui nous dit que « la terre est bleue comme une orange » et qui ajoute pour bien insister sur la puissance des mots : « Jamais une erreur, les mots ne mentent pas ».
Évoquons René Char qui affirme que « dans la bouche de l’hirondelle un orage s’informe, un jardin se construit » et qui précise, pour bien marquer l’indépendance du Verbe, que « la poésie est de toutes les eaux claires celle qui s’attarde le moins au reflet de ses ponts ».
Entendons enfin rugir Michaux : « Je vous construirai une ville avec des loques, moi ! Je vous la construirai sans pierres et sans ciment ».
La puissance poétique de la grammaire est ici à l’œuvre. Articulant des mots que rien, dans la réalité, ne prédisposait à être associés. Invitant le lecteur à libérer une imagination qui dépasse le « perçu ». Ainsi, l’adjectif épithète « bleue » s’impose à « terre » ; ainsi, le complément circonstanciel « dans la bouche de l’hirondelle » s’impose à « se construit un jardin». La langue sert ainsi les ambitions singulières de chaque imagination mais invite en même temps au partage de l’inédit.
Cependant, cette grammaire si puissante est capable du meilleur comme du pire. Elle peut en effet servir avec la même efficacité et les mêmes moyens, les aspirations les plus respectables et les plus hautes comme les allégations les plus infâmes et les affirmations les plus intolérables. Apprendre aux élèves à respecter les règles grammaticales n’est pas les soumettre docilement à leur pouvoir ; c’est au contraire les rendre capables de les reconnaître, de les analyser, afin de mieux pouvoir mettre en cause la pensée qu’elles portent.