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Le pouvoir du langage nous fascine et, conséquemment, son apprentissage nous questionne. Tellement complexe et pourtant si rapidement appris. Jamais explicitement enseigné et pourtant transmis de génération en génération. Assurant notre « vivre ensemble » et, pourtant, miroir des singularités.
Certains seront tentés par la théorie de l’innéisme négligeant de ce fait l’effort et le désir d’apprendre de l’enfant et ignorant le soin patient du médiateur qui accompagne et guide cet apprentissage. À cette voie quasi mystique de l’innéisme, j’oppose, pour ma part, mon émerveillement devant l’intelligence de l’enfant « découvreur », portée par la bienveillance et l’exigence de ses parents. Si dès sa naissance le bébé se révèle être un formidable linguiste en herbe c’est parce que durant tout son parcours d’apprentissage du langage, il associe étroitement et constamment les promesses révélées par le langage et les mécanismes qui lui permettent de les atteindre. La compréhension des enjeux du langage (le « Pour quoi il parle ») est pour lui la meilleure clé pour découvrir les mécanismes qui les portent (« le comment il parle »). Je fais donc l’hypothèse que c’est la découverte des enjeux de la communication qui donne du sens aux règles du langage et qui aiguise le désir de l’enfant d’apprendre à parler. C’est bien cette lucidité cognitive qui porte un enfant à vouloir les maîtriser.
C’est pourquoi un petit enfant est très tôt en quête des régularités et des récurrences qui lui indiquent les conventions dont il fera ses armes de parole. Ainsi, lorsqu’il dit pour la première fois : « ils alleront » ou « j’ai tombé », alors même que -on peut l’espérer- aucun adulte ne lui a proposé ces formes, il fait la preuve éclatante de ses capacités d’analyse linguistique. Il a donc droit, d’abord, à des félicitations pour avoir découvert la régularité du système, même si, bien sûr, il conviendra aussi de l’amener à en accepter les irrégularités. Il ne se contente pas de reproduire mot après mot la parole de l’adulte. Il est, en réalité, un « linguiste en herbe » ; son travail est de la même nature que celui qui fut le mien quand, sur des terres lointaines, je tentais laborieusement de mettre au jour les structures de langues inconnues.
J’ai encore en mémoire mes longues missions sur les hauts plateaux équatoriens, au sein des tribus indiennes quichua. À partir d’un long corpus enregistré, je collectais mot après mot, identifiais phonème après phonème, mettais au jour fonction syntaxique après fonction, afin de découvrir les structures de cette langue et ses règles de fonctionnement. À l’affût des sons récurrents, des mots répétés, des organisations grammaticales retrouvées. Et peu à peu, se dévoilaient à mes yeux émerveillés les mécanismes particuliers de la langue quichua, certes différente de la mienne, mais qui portait tout aussi efficacement la pensée humaine.
On accorde souvent trop peu d’intérêt à l’intelligence silencieuse d’un jeune enfant. Alors que certains enfants peu diserts comprennent infiniment plus de choses qu’ils n’en disent, on prend souvent leur silence pour de l’incompétence. On a ainsi beaucoup trop tendance à minimiser l’appétit et la capacité de compréhension du très jeune enfant et, trop souvent, nous pouvons être tentés de faire coïncider sa « naissance au langage » avec ses premières productions linguistiques. En bref, nous refusons de le considérer comme un « être de sens » tant qu’il n’a pas fourni la preuve de sa capacité à produire des mots. Nous oublions trop facilement que ses capacités de compréhension précèdent, et de fort loin, ses habiletés de production de mots. En fait, l’apprentissage du langage est en marche - en termes de réception - dès les premières semaines de sa vie, bien avant que ne soient articulés - certes maladroitement- ses premiers mots et ses premières phrases.
Longtemps avant d’oser faire le saut dans le monde bruyant de la parole, un petit enfant de quelques mois s’interroge sur la façon dont fonctionne le langage. A l’écoute de vos paroles, il parie sur la valeur de certaines intonations, tente lui-même certaines prouesses articulatoires, subodore le sens de certaines combinaisons phoniques, repère certaines régularités.
C’est pour cela que les parents doivent comprendre à quel point comptent la quantité et la qualité des paroles qu’ils lui adressent. Ils doivent comprendre que toute complaisance pour un « parler bébé » serait le plus mauvais service à lui rendre. Pas de mots tronqués (pas de « toutou » ou de « wha wha ».), pas de phrases inorganisées (« maman partir » ou « partir maman ») ! Car ce n’est que sur un « corpus » de qualité qu’un enfant pourra fonder ses hypothèses silencieuses sur le fonctionnement de la langue ; et ce sont ces hypothèses qui nourriront les premières audaces verbales qu’il osera exposer à l’attention de ses parents. A ce petit qui ne parle pas encore, vous parlerez donc en le regardant bien dans les yeux afin qu’il sache que c’est bien lui que vous avez élu. Vous ferez confiance à son intelligence qui, parce qu’elle est humaine, fait le « pari du sens ». Jamais vous ne vous direz : « A quoi cela sert-il ? Il ne comprend rien à ce que je lui dis… ». Soyez convaincu que dès ses premiers jours, il est, comme l’est un bon linguiste, face à une langue inconnue, en recherche de modèles : il veut comprendre comment ça marche. Créateur bien plus qu’imitateur, découvreur plutôt que suiveur, il « construit » avec vous une langue dont il comprend les fonctions qu’elle doit remplir, les défis qu’elle a à relever.
L’étonnante puissance d’analyse du petit enfant, sa volonté opiniâtre d’identifier et d’appliquer les règles sont portées par la conviction, progressivement acquise, qu’il pourra ainsi accroître son pouvoir sur les autres et sur le monde. À ce petit enfant, des médiateurs (parents et enseignants) bienveillants et exigeants auront donc à dévoiler l es promesses du langage, tout autant qu’ils devront lui fournir un corpus de qualité à même de lui permettre de repérer et de maîtriser règles et mécanismes.
C’est bien parce qu’il perçoit très tôt que les enjeux de la parole sont de comprendre et de se faire comprendre, que l’enfant fait l’effort de la précision et respecte les règles du langage . Il s’efforcera d’articuler précisément les sons, non pas par souci de réussir un exercice d’imitation, mais parce qu’il a compris que le pouvoir de distinction de chaque son permet, par exemple, de différencier « poule » de « boule » et de « pull ». De même, il positionnera le sujet avant le verbe, non pas pour faire comme maman mais parce qu’il sait que c’est le seul moyen pour que maman sache qui fait quoi. C’est aussi à ce prix qu’il pourra dire un jour que « le chou a mangé la chèvre », à l’étonnement (à l’admiration ?) général ; et enfin s’il utilise bien plus tard les connecteurs logiques avec pertinence, c’est parce qu’il aura pris conscience que leur emploi lui permettra de mieux convaincre…
A l’oral comme plus tard à l’écrit, rien ni personne ne pourra expliquer à votre enfant pourquoi tel sens est porté par telle combinaison de sons, ou par telle suite de lettres plutôt que par une autre ; rien ne justifiera non plus que c’est un « s » ou un « x » qui, à la fin d’un mot, indique la pluralité.
L’important, c’est qu’il comprenne progressivement que ces conventions, parce qu’elles s’imposent à tous, nous rassemblent. Il faut donc qu’il accepte que, loin d’être tyranniques, les règles arbitraires partagées par tous, assurent une juste transmission de sa pensée et une merveilleuse liberté de création. C’est sans doute l’une des missions les plus essentielles que doivent remplir les parents. Il est donc une phrase que vous ne devez jamais hésiter à lui dire, à chaque avancée maladroite de son apprentissage : « je n’ai pas compris ce que tu m’as dit MAIS je brûle de te comprendre ». Éduquer, dès les premières années, un enfant à exercer son métier d’apprenti parleur, ce n’est certainement pas passer complaisamment sur ses approximations ou sur des erreurs. C’est, au contraire, lui faire accepter que les règles sont nécessaires, parce qu’elles sont les instruments d’expression et de partage de sa pensée et qu’elles lui permettront de vivre en paix avec les autres.
Une fois acquises et automatisées, elles porteront sa pensée et lui ouvriront la porte de l’intelligence d’un autre. Le « temps de l’apprentissage » n’est donc ni le temps de la répétition ni celui de l’approximation ; c’est, au contraire, le temps pendant lequel on accompagne un enfant avec rigueur et bienveillance dans l’usage lucide de repères solides, d’automatismes rodés, de comportements pertinents. C’est dans la précision que réside sa chance de pouvoir imposer sa pensée au plus juste de ses intentions et de recevoir la pensée des autres avec vigilance. C’est le sentiment que le respect des règles lui offrira un pouvoir accru sur le monde et sur les autres qui lui donnera le désir de les identifier justement et la volonté de les utiliser précisément.
Un enfant conquiert le langage, son après son, mot après mot, phrase après phrase. En d’autres termes, il reproduit, en quelques années seulement, le long parcours des premiers « hommes constructeurs du verbe ». Il met ses pas dans ceux de ses grands aïeux, avec la même ambition de nommer le monde, de tenir sur lui des propos et de les partager aussi précisément que possible avec d’autres hommes. Ce sont les mêmes impasses dont il s’échappe, les mêmes ambitions qui le portent ; même si, lui, a la chance d’être guidé par des médiateurs qui allient bienveillance et exigence. Chaque enfant, balbutiant ses premiers mots, célèbre ainsi le projet de l’homme d’imposer par le verbe sa pensée au monde.
Un enfant avancera avec d’autant plus d’envie et de courage dans la conquête du langage, qu’il en aura compris le défi ultime : « dire à quelqu’un qu’il ne connaît pas ce que ce dernier ne sait pas encore ».
Car c’est bien la promesse de l’augmentation de son pouvoir intellectuel qui légitime les efforts qu’il consent pour analyser et utiliser le langage. C’est cette même promesse qui incita nos grands aieux à créer le langage. Chaque mécanisme maîtrisé, chaque règle appliquée n’est pas un acte de soumission et de docilité ; c’est une conquête, c’est une avancée sur la voie de la précision et de la force de sa parole.